Après une première sortie annulée en 2013 pour des raisons obscures (a été évoqué puis démenti un blocage de la veuve Giraud suite à une violation de droits sur les dessins de son mari, largement visibles dans le film), le documentaire de Frank Pavich sur l’adaptation avortée en 1975 du planet opera culte de Frank Herbert (Dune, 1965) par le réalisateur d’origine chilienne Alejandro Jodorowsky1, est finalement sorti dans les salles françaises – après avoir été largement visible depuis son édition blu-ray en 2014. Hormis le fait qu’il permette effectivement d’entrevoir des esquisses inédites du fameux story-board de mille pages dessiné par Moebius (et qu’il donne à imaginer à quoi il ressemblerait si quelqu’un l’adaptait sous forme d’anime) le documentaire ne propose aucune révélation sur le projet « donquichottesque » du réalisateur, son histoire ayant déjà été copieusement relatée et surtout par le principal concerné (on retrouve l’essentiel dès 1985 dans le supplément au numéro 107 de Métal Hurlant : « Dune, le film que vous ne verrez jamais »)2. En dehors de ses allures de « bonus DVD d’un film qui n’existe pas », Jodorowsky’s Dune permet tout de même d’apprécier la place que tient ce ratage légendaire au sein de l’histoire hollywoodienne et de l’imaginaire contemporain. Entièrement acquis à la « cause » du réalisateur, il offre enfin l’opportunité de se confronter à une nouvelle version des faits et de découvrir des failles supplémentaires au sein de la légende officielle ; de s’assurer – si cela était encore nécessaire – que ce qui est raconté à son sujet est à prendre avec beaucoup de pincettes.
L’opportunité également d’apprécier l’enthousiasme rétrospectif et quasi-unanime dont jouit cette adaptation manquée, ainsi que l’adhésion – aux proportions égales – à la principale thèse du documentaire (en fait celle défendue par Jodorowsky et consorts depuis 40 ans) : si le projet a échoué c’est parce que les américains étaient trop frileux et Jodorowsky, « trop en avance sur son temps » (Dune, le film que vous ne verrez jamais). « […] je crois que c’était parce que je n’étais pas assez américain, pas assez « Hollywood », comme le projet : dedans s’y glissaient la guérilla, la lutte contre l’industrie, contre la machine, la vie écologique, c’était un message très fort, complètement féministe [?], qui parlait d’une nouvelle civilisation et des pays pauvres… » (De la Cage au Grand Écran, Jean Coillard, 2009). En réalité, en plus de celles à l’endroit du réalisateur, les studios américains exprimèrent des réserves sur la durée du film (Jodorowsky se disant prêt à faire un film de « 15 heures ») ou sur l’origine essentiellement française de la production (et on comprend mieux une partie de l’enthousiasme de la presse nationale pour le documentaire). Ayant estimé un budget de dix millions de dollars et déjà déboursé deux pour la seule préparation, les français se tournèrent surtout vers les américains pour obtenir un apport de cinq millions : également conscients du très probable dépassement de budget ceux-ci refusèrent, et surtout s’engagèrent à ne pas distribuer un tel film s’il était tourné. Et sans diffusion sur leur territoire, impossible d’espérer le rentabiliser.
Si cette unanimité doit sans doute beaucoup à une forme récente de nostalgie pour les années 70 (où les œuvres issues de l’industrie hollywoodienne étaient incontestablement plus excitantes), s’y ajoute pourtant une profonde amnésie pour ce que ces années furent également (celles des excès en tous genres, qui laissèrent de profondes séquelles dans les décennies suivantes) et ce alors que le récit du projet de Jodorowsky en porte très exactement les symptômes – et pas les moins inquiétants. Rappelons-en certains : le discours messianique délirant du réalisateur (ici « raisonnable » comparé à celui tenu en 1985)3, « pédagogie expérimentale » sur son propre son fils (« embrigadement » serait plus juste)4, dépression suivie d’un internement en hôpital psychiatrique pour Dan O’Bannon5… Mais plus remarquable encore : une amnésie pour le sujet central du roman de Frank Herbert – envers lequel Jodorowsky entendait de toute façon être infidèle, quitte à lui donner un sens inverse (comme le fera plus tard David Lynch)6. D’abord publié sous forme de feuilleton dans Analog entre 1963 et 1965 (peu après l’assassinat de Kennedy et la chute de « Camelot »), Dune se veut en effet une mise en garde contre la tendance de nos sociétés à s’en remettre aveuglément à la figure du « héros » ou du « sauveur » : exactement le genre de personnages qui défilèrent en masse au cours des années 70 (pour finir souvent placés à des postes décisionnaires, préparant pour certains le « retour à l’ordre » libéral des années 80). Précisément le genre de figure que Jodorowsky – ou son film, si tant est que la nuance compte – ambitionnait de devenir.
« J’ai conçu un long roman […] traitant des convulsions messianiques qui nous secouent périodiquement. Démagogues, fanatiques, escrocs, témoins innocents et moins innocents, tous devaient participer de ce drame. Ce qui sous-tend l’ensemble, c’est ma théorie selon laquelle les super-héros sont désastreux pour le genre humain […] on tend à confier tout le pouvoir de décision au chef capable de se draper dans le tissu mythique de la société. Hitler l’a fait. Et Churchill. Et Franklin Roosevelt […] n’abdiquez pas votre sens critique face aux détenteurs du pouvoir, aussi admirables qu’ils vous paraissent. Derrière leur façade héroïque, vous trouverez un être humain capable de commettre des fautes très humaines. D’énormes problèmes surviennent quand ces erreurs sont commises à l’échelle des super-héros » (La Genèse de Dune, Frank Herbert, 1980).
Dune est un roman de science fantasy centré sur la destinée de Paul Atréides, jeune adolescent héritier d’une des Grandes Maisons de la Galaxie et empêtré malgré lui dans des « plans à l’intérieur des plans à l’intérieur des plans » aux infinies ramifications politiques, économiques et métaphysiques. Le récit débute alors que son père, le Duc Leto, est sur le point d’hériter en fief de la planète de sable Arrakis – aussi appelée « Dune » (seul endroit de l’Univers où pousse l’Épice, denrée qui offre longévité et prescience et sur laquelle repose entièrement la civilisation) – des mains de la Maison Harkonnen, ennemis héréditaires qui complotent en secret avec l’Empereur pour la leur reprendre par la force : devenue trop populaire, la Maison Atréides doit tomber. En très peu de temps Paul va devoir accepter le fait qu’il est peut-être le Kwisatz Haderach7, déménager sur une planète inconnue, assister impuissant à l’assassinat de son père, réchapper de peu au même sort, survivre seul avec sa mère dans le désert hostile d’Arrakis ; enfin devenir le leader des indigènes fremen qui voient en lui leur Mahdi8, puis avec eux organiser une guérilla contre les Harkonnen… Partiellement inspirée à Frank Herbert par l’ascension politique d’Hitler9, la trajectoire de Paul Atréides a peu à voir avec celle de l’« élu » au sens où on l’entend d’habitude : à la fin du roman, tout juste victorieux des Harkonnen et sur le point d’être sacré nouvel Empereur, Paul découvre en effet qu’il n’était que le jouet de gigantesques forces qui le dépassaient, et comprend qu’il est déjà, lui aussi, esclave de sa propre légende ; que ce qui s’annonce correspond à ce qu’il cherchait le plus à éviter parmi les différents futurs entrevus dans le alam al-mithal : le « Jihad », la croisade sanglante et fanatique menée en son nom et à l’échelle de toute la Galaxie. Ce n’est pas tant Paul qui est en cause que « la structure du mythe bâti autour de lui […] » (Dreamer of Dune) : « Et Paul comprit la futilité de ses efforts pour modifier même en partie ce qui se passait. Il avait cru pouvoir s’opposer au jihad, seul, mais le jihad serait. Même sans lui, les légions fondraient sur l’univers depuis Arrakis. Il ne leur fallait que cette légende que, déjà, il était devenu » (Dune).

Dans son adaptation, Jodorowsky faisait donc de Paul un vrai messie10 qui, se laissant assassiner lors du combat final, voyait son esprit « muter » en une conscience collective et inséminer l’Épice d’Arrakis. Planète qui, devenue entièrement recouverte de verdure, sortait de son orbite et voyageait ensuite dans l’Espace pour « illuminer » le reste de la Galaxie11… Il ne s’agit pas de juger ici l’adaptation de Jodorowsky à l’aune de son infidélité avec le roman d’origine mais de constater en quoi ce dernier, en raison des thèmes qui sont les siens, renseigne a priori tout ce qui était destiné à échouer dans celle-ci : en effet, il n’y a pas une situation décrite par Jodorowsky qui ne trouve un écho dans le roman, ou une de ses déclarations qui ne semble avoir été tirée de la bouche de tel ou tel personnage…
En concevant Dune, Jodorowsky raconte à plusieurs reprises avoir voulu « fabriquer un prophète » : ambition qui le place immanquablement dans la peau du Bene Gesserit (certainement pas les « bons » de l’histoire)12. A ce titre, une des déclarations de Brontis Jodorowsky – violemment identifié au personnage de Paul par son père – sur son ressenti après l’annulation du projet, laisse un goût étrange : « J’étais déçu, bien sûr […] C’est comme d’avoir une vie rêvée : « Ma vie aurait pu être ceci ou cela » » (Jodorowsky’s Dune). Une identification qui s’associe à celle d’Alejandro pour le Duc Leto (il a pensé un temps interpréter le personnage) : au point où il fit entraîner Brontis d’une façon calquée sur celle dont use Leto avec Paul avant leur arrivée sur Arrakis : « Tu vas devoir apprendre. Ton esprit doit beaucoup se développer ! » (Jodorowsky’s Dune)13. Si Jean-Pierre Vigneau (l’entraîneur de Brontis) devait aussi interpréter Gurney Halleck (le maître d’armes de Paul Atréides), Michel de Roisin (écrivain, notamment pour la collection « carrefours de l’étrange » des Éditions du Rocher) – à l’époque le « précepteur » de Brontis (employé à cause de son « cerveau encyclopédique ») – fut comparé par Jodorowsky à un mentat (un « ordinateur humain » dans l’univers de Dune), titre porté dans le roman par Thufir Hawat, le précepteur de Paul (Dune, le film que vous ne verrez jamais)14 – etc.
Jodorowsky raconte aussi s’être entouré de « conseillers occultes » (sans que l’on sache si cela signifie « inconnus » du reste de l’équipe ou seulement des américains), dont un expert en guérilla (ayant auparavant opéré au Chili, en Bolivie ou au Pérou) censé apporter au film sa « réalité martiale » (Dune, le film que vous ne verrez jamais). Que l’anecdote soit réelle ou pas, Jodorowsky reproduit ici un autre motif précis du roman : en arrivant sur Arrakis, le Duc Leto cherche en effet à s’allier avec les fremen, experts en « guérilla du désert », en vue de repousser la future attaque des Harkonnens, ancien occupant d’Arrakis et ennemi commun (par ailleurs référence à la « Grande Révolte Arabe » de 1916-1918, à laquelle prit justement part T.E. Lawrence)…
Enfin, dans les appendices du roman, il est dit que les historiens postérieurs expliquent en partie la « Révolte d’Arrakis » (la guérilla menée par Paul) et la chute de l’Empereur qu’elle entraîna par « le comportement superficiel et le goût du faste » qui caractérisa le règne de ce dernier : un personnage que Jodorowsky voulut absolument faire jouer à l’incontrôlable Salvador Dalí, la « cour » interminable qu’il lui prodigua prenant rapidement des proportions démesurées (l’artiste ne devant en fait apparaître que trois minutes, finalement payées 100 000 dollars chacune)15. Jodorowsky aurait également convaincu Orson Welles d’interpréter le Baron Harkonnen en lui promettant d’engager pour le tournage le chef cuisinier du grand restaurant parisien où il avait l’habitude de manger – etc. Cette volonté d’engager absolument des gens très connus et très emblématiques (la petite-fille de Niki de Saint Phalle, Mick Jagger – que Jodorowsky dit ne pas avoir contacté dans une version -, Pink Floyd…), et à certainement devoir payer très cher, eût plus à voir avec un caprice de « collectionneur » qu’avec l’ambition artistique. Sans oublier la désinvolture du jeune héritier Michel Seydoux (financier du projet via Camera One) : « Michel était très jeune et milliardaire, et il n’est pas allé à la réunion [avec la MGM] parce qu’il est parti à la pêche ! Il a loué un bateau, oublié la réunion […] » (De la Cage au Grand Écran). Ainsi Jodorowsky expliquera plus tard que l’arrêt brutal du film eût également à voir avec la richesse et la jeunesse du producteur : perdre de l’argent n’étant pas grave pour lui, il ne chercha pas à se battre pour le finaliser en dépit du refus d’Hollywood (La Constellation Jodorowsky, 1994)16.
La démarche de Jodorowsky tient donc à la fois d’une incubation de divers personnages du roman (le Bene Gesserit, l’Empereur Padishah, le Duc Leto Atréides, Paul) et d’un amalgame confus de leurs motivations (parfois opposées qui plus est). C’est que Jodorowsky voit alors Hollywood comme un équivalent d’Arrakis dans le monde réel : le « centre de l’univers » où se cristallisent toutes les tensions politiques, économiques et spirituelles. C’est pour cela que le réalisateur, pourtant originaire d’un cinéma ardemment indépendant, voulut faire un film « à grand spectacle » et solliciter Hollywood (pour, en passant, lui « donner une leçon de cinéma »). Ce que le Duc espère accomplir dans la fiction, il rêve de le faire dans la réalité : s’emparer de la forteresse industrielle et libérer le « cinéma de masse » – selon lui une denrée comparable à l’Épice, au potentiel hautement « spiritualisé » mais dont la production est entre les mains de potentats (les « comptables américains », les « impérialistes ») – pour provoquer un changement dans les consciences voire un nouvel équilibre au sein des puissances17. Pour cela – à l’instar du Bene Gesserit avec les Grandes Familles – Jodorowsky piocha dans plusieurs tendances spirituelles, idéologiques ou culturelles de l’époque (dont certaines, comme la pensée zen, déjà présentes chez Herbert) comme autant de « lignées » qui, une fois assemblées, pouvaient faire de son Dune un « film-prophète ». Dans Dune, le film que vous ne verrez jamais, le réalisateur cite ainsi : la Kabbale, l’Alchimie (via de supposés « alchimistes secrets […] dont un centenaire »18), Carlos Castaneda19, la magie médicinale des gitans via « Paul Derlon » (en fait Pierre Derlon, auteur de Traditions occultes des Gitans en 1975), l’art guérisseur de la « sorcière » Pachita20, le LSD21 ; mais aussi les arts-martiaux, les idéologies contestataires et anti-impérialiste, la conception du cinéma comme un art totalisant et révolutionnaire – voire « sacré » et « initiatique », etc. Soit un mélange improbable (et impossible) entre Cecil B. de Mille, Che Guevara et Moïse : difficile d’en vouloir aux executives américains d’avoir passé leur chemin.
Dans le roman, le prophète tant souhaité par différentes factions se révélait donc un « monstre » faisant volte-face dans leur direction et menaçant de les détruire : étant donné la façon dont échoua l’entreprise de Jodorowsky, on peut finalement se demander si celle-ci ne lui était pas, bien malgré elle, plus fidèle que ce dernier ne le pense. Et si le vrai enseignement à en tirer ne tient pas précisément dans ce paradoxe…
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